Le blog
En détails

Introduction au sujet de la pratique de la justice

Daniel Hillion est Directeur des études au SEL. Il cherche dans ses activités au SEL à encourager une réflexion biblique et théologique sur le thème de l'engagement chrétien face à la pauvreté. Dans le texte suivant, il nous introduit le thème de la pratique de la justice tel que la Bible le présente en lien avec la question de la personne pauvre et de l'Amour de Dieu.

Le terme « justice » est très vaste. Il est probable que nous n’avons pas tous les mêmes images et les
mêmes pensées qui nous viennent à l’esprit quand nous entendons prononcer ce mot et c’est normal
parce qu’on l’utilise dans des contextes divers et peut-être même avec des sens divers. De plus, les
opinions des uns et des autres sur ce qu’est la justice et sur la manière dont il faut la traduire dans la
vie réelle sont aussi très diverses.

Si l’on faisait un sondage pour déterminer les sujets qui passionnent le plus les chrétiens évangéliques
en France aujourd’hui, je pense que la justice n’apparaîtrait même pas dans le classement. Il n’en est pas ainsi partout. Si l’on prend la situation aux États-Unis, un livre récent affirme :

« D’après notre expérience personnelle, aucun sujet de discussion n’est plus âprement débattu que celui de la justice sociale : surtout sur les campus chrétiens et parmi les gens bien informés dans la vingtaine ou la trentaine.[1] »

Quand on commence à s’intéresser à la justice en rapport avec les questions sociales et de pauvreté, cela devient facilement l’objet de discussions parfois un peu houleuses. Pourtant, je crois que la Bible rapproche souvent les problématiques de la pauvreté et de la justice. Il nous faut donc aller y voir de plus près.

Remarques sur la difficulté du sujet

J’aimerais commencer en disant quelques mots sur la difficulté de parler de la justice. Pourquoi est-ce
compliqué ?

Le sens de la justice et de l’injustice est très ancré en chacun de nous. Il produit des réactions très fortes. « C’est pas juste ! » : cette expression, qui est souvent l’une des premières phrases qu’un enfant apprend à prononcer, représente souvent davantage un cri spontané qu’une analyse réfléchie qu’il serait possible de discuter sereinement. Nos réactions et nos idées sur la justice sont liées à notre histoire personnelle, à notre vision du monde, à nos options politiques, peut-être pour certains à notre théologie. Bref : à des choses qu’on ne peut pas toucher facilement.

Tim Keller dans son livre Pour une vie juste et généreuse raconte une histoire significative :

J’ai entendu un jour une discussion entre plusieurs membres du bureau directeur d’une société sans
but lucratif à propos de la désignation d’une personne pour la représenter à une conférence importante.
Certains estimaient que ce devait être la femme la plus âgée du bureau. D’autres proposèrent un homme plus jeune qui, bien qu’ayant moins d’années de présence, était exceptionnellement qualifié
pour les représenter. Les partisans de la femme devinrent de plus en plus remuants au cours de la discussion. Finalement quelqu’un prit la parole et dit : « Je regrette, mais pour moi, c’est une question de justice. » Un silence de plomb s’abattit sur le public. Puis le groupe se mit d’accord pour confier à la femme le soin de les représenter. Mais les partisans du jeune homme eurent le sentiment de s’être fait berner. Pourquoi ? Parce que qualifier dans notre société quelque chose de « question de justice » est une sorte d’atout. Si vous discutez avec quelqu’un qui soudain déclare que sa position est celle qui favorise la justice, vous vous retrouvez sans défense. En effet, si vous persistez à défendre votre point de vue, vous donnez le sentiment de prendre le parti de l’injustice, et personne ne veut le faire.

Mais la décision prise par le bureau soulevait un problème. Les membres qui soutenaient la candidature du jeune homme [n’étaient pas convaincus]. Ils faisaient passer la compétence avant l’âge,
mais au lieu de discuter des mérites respectifs des deux critères, un groupe décida tout simplement de qualifier d’injuste la position de l’autre groupe. Les partisans de la femme avaient gagné la bataille mais créé beaucoup de ressentiment[2].

Keller continue en expliquant que dans notre société nous sommes profondément divisés quant à la définition du terme « justice », que presque tout le monde – et des personnes avec des points de vue
diamétralement opposés – estime être du côté de la justice. Les partisans de l’avortement comme ceux qui y sont opposés estiment que c’est une question de justice. Ceux qui sont pour la discrimination positive et ceux qui s’y opposent de même. Les personnes qui ont des opinions différentes sur les impôts pensent tous qu’ils défendent une position de « justice ».

Reprenons. Le sens de la justice et de l’injustice est donc très ancré en chacun de nous. Je commenterais en disant que c’est une bonne chose : Dieu nous a créés ainsi. Mais il faut ajouter immédiatement que parce que nous sommes pécheurs il est aussi déformé. Il s’y mêle souvent des éléments impurs liés par exemple à l’égocentrisme, au ressentiment par rapport à telle ou telle personne ou à tel ou tel milieu ou encore à ce qu’on appelait autrefois la « propre justice »[3], l’attitude caractéristique des Pharisiens qui se persuadent d’être justes et qui méprisent les autres (cf. Luc 18.9). La cacophonie qui caractérise les discussions qui peuvent survenir sur ce sujet aujourd’hui provient de cette déformation du sens de la justice du fait du péché.

Nous avons donc besoin que ce qui est déformé en nous soit transformé par Dieu et pour cela nous
avons besoin de sa Parole et de son Esprit. Or plus quelque chose est ancré en nous plus nous avons
du mal à laisser la Parole de Dieu le toucher. Dans l’entretien avec le théologien Georges Atido qui a donné l’un des textes du dossier de la journée du SEL 2022[4], une question fondamentale a été pointée
du doigt, à savoir le besoin que notre vision du monde soit convertie.

Nous discutions d’une remarque qu’il avait faite sur le fait qu’en Afrique (mais je pense que c’est souvent
pareil en France !) le contenu des sermons des pasteurs est souvent si étrange que les fidèles ne peuvent pas le relier à la vie quotidienne. La conséquence, c’est qu’ils n’ont pas de boussole pour leur vie de tous les jours et que pendant les crises sociales ils sont incapables de se distinguer du reste de la société sur la base de leur foi[5].

Je lui ai demandé comment faire pour rendre les prédications plus pertinentes. Il me semblait difficile
voire impossible que le pasteur devienne un spécialiste de toutes les questions complexes de tous les contextes différents dans lesquels vivent tous les membres de son Église – notamment de toutes les questions de justice qui se posent dans le monde aujourd’hui. Georges Atido m’a répondu en gros que la question n’était pas là mais qu’il s’agissait plutôt que la vision du monde des chrétiens soit transformée et que si c’était le cas ils sauraient comment réagir à l’injustice et pratiquer la justice à partir d’une vision chrétienne du monde sans qu’on leur donne des instructions précises sur ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. La vision chrétienne du monde inclut l’amour du Christ, l’amour du prochain et ce en quoi consiste la vie chrétienne normale : le pardon, la foi, la dépendance à l’égard de Dieu, le « lieu » où se trouve la source de notre joie de tous les jours, la manière de grandir spirituellement et de porter le fruit de l’Esprit. Quand un chrétien a profondément intériorisé ces choses il a les bases pour faire ce que Dieu attend de lui en prenant lui-même les décisions qui s’imposent par exemple en matière de justice.

Pour une première approche de la justice en rapport avec les questions de pauvreté

Pour une première approche de la justice en rapport avec les questions de pauvreté d’après la Bible,
je propose de me référer à un texte qui se trouve dans le livre du prophète Ézéchiel au chapitre 18.
Ce passage parle de la responsabilité individuelle de chacun devant Dieu et nous dit que la justice du
juste sera sur lui et que la méchanceté du méchant sera sur lui (verset 20).

Mon but n’est pas de faire une étude complète de ce texte mais de braquer les projecteurs sur un aspect : le verset 5 parle de « l’homme qui est juste, qui pratique le droit et la justice ». Et les versets suivants nous fournissent une description qui peut nous donner une idée de ce dont il s’agit. La liste peut surprendre. L’homme en question est celui

… qui ne mange pas sur les montagnes [il s’agit ici de pratiques idolâtres] et ne lève pas les yeux vers les idoles de la maison d’Israël, qui ne séduit pas la femme de son prochain et ne s’approche pas d’une femme pendant son indisposition, qui n’exploite personne, qui rend au débiteur son gage, qui ne commet pas de vol, qui donne son pain à celui qui a faim et couvre d’un vêtement celui qui est nu, qui ne prête pas à intérêt et ne tire pas d’usure, qui détourne sa main de l’injustice et juge selon la vérité entre deux hommes, qui suit mes prescriptions et observe mes ordonnances en agissant selon la vérité, celui-là est juste ; il vivra à coup sûr, – oracle du Seigneur, l’Éternel[6].

La liste est surprenante parce qu’elle peut paraître très hétéroclite. Le prophète parle pêle-mêle, du fait de ne pas se livrer à des pratiques idolâtres, de questions de morale sexuelle, voire rituelle, de la générosité envers le pauvre, du refus de l’exploitation, de la justice dans les jugements, en particulier au tribunal. Toutes ces choses, nous avons parfois tendance à les séparer et à nous concentrer sur certaines d’entre elles au détriment des autres mais non seulement la Bible leur donne à toutes de l’importance mais elle les met ensemble, elle les classe dans la même catégorie : la pratique de la justice.

À y regarder de plus près, la liste n’est pas si hétéroclite que cela. Elle a un fil conducteur qui est la loi de Dieu : il s’agit dans tous les cas de « suivre mes prescriptions et d’observer mes ordonnances ». Ézéchiel se réfère ici à quelques-uns des dix commandements et à leurs développements dans la loi de Moïse. Dans le Nouveau Testament aussi lorsque Jésus parle de la justice à laquelle ses disciples sont appelés et qui doit être supérieure à celle des scribes et des Pharisiens, cela a à voir avec le fait de mettre en pratique et d’enseigner les commandements de Dieu (cf. Matthieu 5.17-20)[7].

Première observation : dans la Bible, la justice se caractérise par un lien avec la pratique. Dans notre texte, le juste « pratique le droit et la justice ». Il observe les commandements, il met sa vie en conformité avec la norme divine, il fait ce qu’enseigne la loi.

Quand on s’en rend compte, le sujet devient plus concret et même un peu plus terre à terre. La justice
se vit dans mes actes les plus petits comme dans mes décisions les plus importantes.

En allant plus loin, je dirais que la justice ce n’est pas d’abord un grand projet ou un grand programme
à réaliser (« établir » la justice dans le monde) mais plutôt une exigence divine à laquelle répondre dans notre vie quotidienne. Mais une fois qu’on a dit cela, on peut rajouter qu’un monde dans lequel tous (ou même seulement un nombre significatif de personnes) pratiquent la justice devient lui-même un monde juste ou plus juste. Nous ne devons pas perdre de vue le fait qu’en pratiquant la justice nous recherchons la paix et que l’horizon et même la promesse divine consiste en de nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habitera (cf. 2 Pierre 3.13).

Deuxième observation : dans la Bible, la pratique de la justice ne se restreint pas aux questions de pauvreté ou aux questions dites de justice sociale. Cela veut dire que nous ne devons pas plaquer un sens « social » ou lié à la pauvreté sur tous les passages bibliques qui parlent de la pratique de la justice et encore moins sur tous les textes qui parlent de justice. Rendre un culte à Dieu de la manière qu’il a prescrite c’est aussi une question de justice même si pour la relation avec Dieu la Bible utilise plutôt le vocabulaire de la sainteté. Être fidèle à son conjoint, et plus largement observer ce que la Bible enseigne en matière de sexualité, c’est aussi une question de justice. Suivre les commandements de Dieu, accomplir sa volonté, refléter quelque chose de qui il est dans l’ensemble de notre vie, n’est-ce pas cela ce que Jésus appelle chercher premièrement le royaume de Dieu et sa justice (cf. Matthieu 6.33) ? Or cela ne se restreint pas aux questions de pauvreté ou aux questions dites de justice sociale.

Troisième observation (qui viendra contrebalancer la précédente) : si la pratique de la justice ne se restreint pas aux questions de pauvreté ou aux questions de justice sociale, les questions de pauvreté et de justice sociale ont une large part dans ce que la Bible dit de la pratique de la justice. Dans la liste d’Ézéchiel, il est question de « donner son pain à celui qui a faim et de couvrir d’un vêtement celui qui est nu » ce qui concerne évidemment des personnes vivant dans la pauvreté. Mais « n’exploiter personne » a une application particulière au faible et au pauvre parce qu’on exploite moins souvent les forts et les riches. « Rendre son gage au débiteur » concerne aussi des personnes qui vivent dans la pauvreté à qui on avait fait un prêt et qui devaient laisser leur vêtement en gage. La loi de Moïse ordonnait de leur rendre le vêtement pour la nuit (cf. Exode 22.24-26). « Ne pas prêter à intérêt » et « ne pas tirer d’usure » concerne certainement prioritairement, voire exclusivement, les prêts faits à des personnes dans le besoin.

Pourquoi les questions de pauvreté ont-elles une place toute particulière lorsque l’on parle de pratiquer
la justice ? Ce n’est pas parce qu’il serait plus important de pratiquer la justice envers le pauvre qu’envers le riche ou qu’envers qui que ce soit d’autre mais c’est parce que, comme le dit un document de la commission d’éthique protestante évangélique, le pauvre est justement la personne humaine dont la dignité ne s’impose pas[8]. Nous sommes toujours tentés de l’oublier ou même de la mépriser. La pratique de la justice envers le pauvre exige une attention particulière.

Quatrième observation : avez-vous remarqué que « donner son pain à celui qui a faim et de couvrir d’un vêtement celui qui est nu » est une question de justice dans notre texte ? Autrement dit la générosité est une question de justice ! Si Dieu nous commande d’être généreux alors la générosité n’est pas une simple option qu’il serait louable de choisir mais légitime de laisser de côté[9]. Dans le sermon sur la montagne, Jésus nous met en garde contre le fait de « pratiquer notre justice devant les hommes pour en être vus » et quel est le premier exemple de « pratique de la justice » qu’il donne immédiatement ? Faire l’aumône ! Faire l’aumône est une question de justice. Dans le texte de l’Évangile le mot traduit par « aumône » est aussi traduit par « acte de compassion » (NBS). Faire des actes de compassion, avoir pitié de son prochain qui souffre, c’est pratiquer la justice.

Creusons un peu : si la générosité, l’aumône ou la compassion font partie de la pratique de la justice ce n’est pas « simplement » parce que Dieu l’aurait commandé – comme s’il l’avait ordonné de façon arbitraire. Dieu a mis entre les humains un lien qui fait que nous sommes véritablement unis les uns aux autres. Quand Ésaïe utilise les mêmes expressions qu’Ézéchiel (partager son pain avec celui qui a faim, couvrir d’un vêtement celui qui est nu), il ajoute : ne te détourne pas de celui qui est ta propre chair (58.7). Si vraiment mon prochain est ma propre chair, on commence à comprendre qu’en prendre soin est pour moi une question de justice.

Cinquième observation : la pratique de la justice a aussi à voir avec le respect de règles justes pour la manière de vivre en société. Dans Ézéchiel 18, il est question de certaines de ces règles. Quelques-unes sont universelles comme le fait de n’exploiter personne, de ne pas commettre de vol, de détourner sa main de l’injustice et de juger selon la vérité entre deux hommes. D’autres peuvent exprimer des principes toujours valables mais qui se traduiront différemment d’une société à une autre : je suggère qu’il en est ainsi en ce qui concerne le prêt à intérêt ou le fait de rendre son gage au débiteur. Je ne crois pas, par exemple, que les textes de la Bible condamnent les microcrédits faits à des personnes pauvres dans lesquels il y a des intérêts à payer et dans notre société la loi sur le vêtement pris en gage ne correspond pas aux pratiques courantes et n’a pas vraiment d’objet.

Ici, j’aimerais insister sur le fait que le respect de règles justes pour la manière de vivre en société est quelque chose qui va se vivre de manière différente d’une personne à une autre. Par exemple « juger selon la vérité entre deux hommes » concerne plus spécialement des personnes en situation de responsabilité qui sont appelés à rendre la justice.

On pourrait ajouter que certaines personnes sont spécialement chargées de promulguer des lois pour protéger les droits de ceux qui sont victimes de vol ou d’injustice et pour ainsi organiser de manière plus juste la manière de vivre en société. Dans un contexte démocratique, il y a une place pour une participation des citoyens à ce processus.

Qu’est-ce qui peut nous motiver à pratiquer la justice ?

Nous avons donné quelques éléments permettant de comprendre un peu plus ce que peut vouloir dire « pratiquer la justice ». Sommes-nous spontanément motivés par une telle pratique ? Certains le sont. À l’image du Bon Samaritain, ils ressentent de la compassion à l’égard de ceux qui sont dans la détresse et pratiquent la justice à leur égard. Certains voient à quel point les règles pour la manière de vivre justement en société sont bafouées ou même à quel point des règles injustes régissent notre organisation sociale et combien les plus faibles en souffrent. Ils en ressentent de l’indignation et prennent en main, pour ainsi dire, la cause de ceux qui subissent l’injustice. Mais peut-être qu’un certain nombre de chrétiens, voire la majorité d’entre eux, ne se sentent pas si motivés que cela par la pratique de la justice.

La vraie grande difficulté lorsque l’on commence à parler de « justice » ou de « pratique de la justice », c’est que, si nous sommes lucides, nous allons nous rendre compte que nous ne sommes pas à la hauteur et que nous sommes marqués par l’injustice. Quand je lis dans Ézéchiel que la justice du juste sera sur lui et que la méchanceté du méchant sera sur lui, cela satisfait certainement mon sens de la justice mais en soi cela me paraît plutôt inquiétant : qu’est-ce qui sera sur moi exactement ? Est-ce que nous ne devons pas tous confesser comme le peuple d’Israël en Ésaïe 64 que tous nos actes de justice sont comme un vêtement pollué (verset 5) ? Finalement, naturellement, je n’ai pas tellement envie d’entendre parler de justice ou de pratique de la justice parce que je sais que si on va jusqu’au bout de l’affaire je vais me retrouver en situation d’échec.

Je crois que nous avons donc d’abord et toujours à nouveau besoin de revenir à cette grande vérité que les Réformateurs protestants ont redécouvert dans la Bible qui est la justification gratuite. Un vieux cantique anglais disait : « Quand par la grâce notre confiance est en Christ, la justice sourit et ne demande rien de plus. » Il y a deux énormes paradoxes dans l’enseignement biblique à ce sujet. Le premier c’est que Dieu déclare des pécheurs en règle avec sa justice. Il le fait sur la base de ce que le Christ a fait pour eux, à leur place. Par la foi nous recevons la justice comme un cadeau ou encore comme un vêtement qui nous recouvre. L’obéissance du Christ dans sa mort mais aussi dans sa vie est mise à notre compte.

Mais le deuxième paradoxe, c’est que la pratique de la justice découle de cette justice cadeau : contrairement à ce que certains pensent spontanément, que la justice nous sourie et ne demande rien de plus pour que nous soyons acceptés par Dieu n’est pas une autorisation pour pécher mais le point de départ et la motivation suprême pour obéir véritablement et pour chercher à ressembler au Christ, le Juste. Paul dit que la puissance du péché c’est la loi (1 Corinthiens 15.56). C’est la condamnation méritée par nos péchés et nos injustices qui nous met dans une position dans laquelle nous sommes incapables de plaire à Dieu. Et c’est celui qui n’est plus sous la loi qui peut commencer à accomplir la justice qu’exige la loi[10]. C’est celui qui est mort à la loi qui peut commencer à vivre pour Dieu. C’est celui pour qui on insiste sur la justification gratuite qui s’applique à exceller dans les oeuvres bonnes. C’est la grâce de Dieu qui nous éduque, nous forme intérieurement, pour que notre vie soit caractérisée par la piété et par la justice (cf. Galates 2.19, Tite 3.8, 2.11-12). Il n’y a rien qui libère davantage pour aimer, pour faire le bien, pour pratiquer la justice que la justice qui nous est donnée en cadeau par Dieu à cause du Christ.

Lorsque nous sommes transformés par la grâce de Dieu, nous apprenons à voir la réalité telle qu’elle est et l’une des choses qui sont appelées à changer tout particulièrement, c’est le regard que nous portons sur les autres. La Bible nous enseigne que tout être humain a été créé en image de Dieu. Les théologiens ont beaucoup débattu sur le sens exact de cette expression. Mais dans tous les cas cela nous apprend à regarder les autres en leur reconnaissant une valeur immense. Jésus nous donne ici le modèle dans ses interactions avec ceux qui se trouvaient sur son chemin. Tim Keller a été jusqu’à une formule, qui est un peu un raccourci mais qui comporte une grande part de vérité : « Ma définition de la justice est de donner aux humains ce qui leur est dû en tant que personnes faites à l’image de Dieu[11]. » Le discernement de l’image de Dieu chez l’autre par la grâce et à la suite de Jésus devient une motivation puissante pour la pratique de la justice à son égard.

Conclusion

Pourquoi pratiquer la justice ? Parce que c’est ce que Dieu demande de nous, que « sa loi est respectable par elle-même, parce qu’elle découle de la justice éternelle et infinie de Dieu, et que la justice, ou mieux le Juste, est respectable en soi »[12] (Auguste Lecerf). Parce que Dieu nous a justifiés en Christ nous libérant ainsi pour cette pratique de la justice. Parce que nous apprenons à regarder les humains comme créés en image de Dieu et que le respect de la dignité que cela leur accorde et des droits qui vont avec sont la seule réaction appropriée et qu’il s’agit d’une part essentielle de cette pratique de la justice. Que le Seigneur nous entraîne sur ce chemin pas à pas, d’une manière toujours plus véritable.

Pour aller plus loin

Articles sur le même thème à lire sur le blog :

Entretien avec Thomas Poëtte : à la [re]découverte du principe biblique de justice

Louis Schweitzer (4) : « Faire la charité ne suffit pas, il faut aussi lutter pour plus de justice ! »

Notes

[1] Kevin DEYOUNG et Greg GILBERT, Quelle est la mission de l’Église ?, Faut-il choisir entre le mandat missionnaire et la justice sociale ?, Marpent, BLF, Évangile 21, 2015, p.150. 

[2] Tim KELLER, Pour une vie juste et généreuse, Grâce de Dieu et pratique de la justice, Charols, Éditions Excelsis (sous la marque des éditions Farel), 2018, p.166-167. Traduction légèrement modifiée. 

[3] Cf. sur ce sujet Henri BLOCHER, « Responsabilité sociale de l’Église : la diversité des options évangéliques », in Stop à la pauvreté, Actes du colloque de la faculté de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, Éditions LLB, Édifac, Valence, Vaux-sur-Seine, 2007, p.147, note 122. 

[4] Cf. www.selfrance.org/journeedusel/

[5] Cf. Georges ATIDO, « La Bonne Nouvelle et les défis de la bonne gouvernance en Afrique », in Revue Théologique Shalom, 9e année, n°8, 2019, p.70. 

[6] Cité d’après la traduction de la Bible à la Colombe. 

[7] Sur le rapport entre la notion de « justice » et celle de loi de Dieu, cf. l’article de Sylvain ROMEROWSKI, « Justice », in Dictionnaire de théologie biblique, coll. Or, Charols, Excelsis, 2006, p.704-727 (voir p.707-708). 

[8] Cf. « Les lignes directrices d’une éthique sociale chrétienne », p.8-9.

[9] Cf. sur ce sujet le commentaire de Jean Calvin sur ce passage d’Ézéchiel. Accessible en ligne sur divers sites, notamment www.e-rara.ch/doi/10.3931/e-rara-1039 (voir p.348 du document pdf). 

[10] Sur ce sujet, cf. les remarques d’Henri BLOCHER, La doctrine du péché et de la rédemption, Vaux-sur-Seine, Édifac, 2000, p.306-307. 

[11] Cf. Tim KELLER, « What We Owe the Poor », www.christianitytoday.com/ct/2010/december/10.69.html (article réservé aux abonnés) Je traduis. 

[12] Cf. Auguste LECERF, De la nature de la connaissance religieuse, Introduction à la dogmatique réformée, vol.1, Aix-en-Provence, Kerygma, 1998 (éd. originale 1931), p.35. 

En savoir plus sur l'auteur
Daniel Hillion
Directeur des études au SEL