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Être sel de la terre dans un monde en mutation : le nouveau livre de Frédéric de Coninck

Recension du livre de Frédéric de Coninck, Être sel de la terre dans un monde en mutation.

Écrit pour des chrétiens qui « ne savent pas par quel bout se saisir » des « enjeux énormes » qui se posent à nous dans le monde d’aujourd’hui, le nouveau livre de Frédéric de Coninck veut leur montrer « qu’il est toujours possible d’être, aujourd’hui, sel de la terre » (p.8). Une lecture pertinente pour penser et vivre une présence chrétienne dans le monde d’aujourd’hui.

Le monde autour de nous change et ses changements ne sont pas toujours faciles à vivre. « La pression mise sur chaque individu, dans le monde actuel, est énorme et cela ne laisse pas cet individu indemne. » Cette phrase se situe à la fin du livre Être sel de la terre dans un monde en mutation (p.285). Elle pourrait, je crois, servir de constat de départ pour nombre des sujets traités par Frédéric de Coninck.

L’auteur, sociologue chrétien, propose une approche originale qui combine :

  • Une analyse bien informée de différents domaines de la vie contemporaine ;
  • Une méditation approfondie de textes bibliques allant de pages bien connues du Nouveau Testament aux sentiers moins fréquentés de l’Ecclésiaste ou du prophète Osée ;
  • Des propositions pour vivre en chrétiens dans un monde complexe.

Chaque sujet abordé fait l’objet d’un chapitre : les limites de l’action politique, l’économie, les différences culturelles, l’écologie, le travail, les guerres civiles, les villes, l’information et la connaissance, la famille et la santé. Chaque chapitre se termine par une méditation biblique qui résonne avec le sujet qui a été abordé.

Être sel de la terre dans un monde en mutation aborde peu les questions de pauvreté dans les pays du Sud qui sont au cœur des préoccupations du SEL. Il les touche cependant – et plus d’une fois. Mais surtout, il apporte une contribution précieuse à une réflexion sociale ancrée dans la foi chrétienne. Sa démarche peut donc aussi contribuer à façonner et à inspirer notre manière de nous positionner face à la pauvreté.

Un monde complexe à déchiffrer

« Les champs de l’information, de l’intelligence et de la connaissance sont devenus problématiques, pour nous. » (p.215) constate Frédéric de Coninck. « Il était encore possible, au XVIe siècle, d’embrasser l’ensemble du savoir ou, à tout le moins, de s’en faire une idée précise. » (p.232) Mais il n’en est plus de même aujourd’hui. Cela entraîne la situation suivante : « La confusion, la complication et la dissémination des multiples savoirs qui nous environnent, ont fini par produire un contexte brouillé où l’affirmation gratuite est plus volontiers écoutée qu’une démonstration laborieuse. » (p.242)

La complexité dont nous venons de parler me semble concerner de manière particulièrement frappante les sujets sociaux et politiques qui impliquent chacun d’entre nous. C’est notamment le cas pour les questions de pauvreté qui intéressent le SEL. Je voudrais rebondir sur ce qu’écrit Frédéric de Coninck en pensant plus précisément à ces réalités-là.

Pour faire face à la complication du monde actuel, il serait intéressant d’approfondir la questions de nos sources d’informations. Lesquelles considérons-nous comme fiables ? Sur quels critères leur accordons-nous notre confiance ? Il faudrait encore parler des grilles d’analyse que nous utilisons pour penser tel ou tel phénomène. Sont-elles solidement fondées ? Reposent-elles sur des idéologies contestables ?

Frédéric de Coninck, bien sûr, a ses propres réponses à ce genre de questions. Il ne les explicite et ne les argumente pas forcément. Quand donc le lecteur perçoit ses orientations personnelles, il sera convaincu ou non selon les cas et selon ses propres convictions. Mais il me semble que l’apport principal du livre de Frédéric de Coninck sur ces sujets se situe en amont des questions que j’ai soulevées.

Reconstruire des lieux de dialogue

En effet, l’auteur nous invite à reconstruire « des lieux de dialogues, de confrontation des connaissances et des expertises (même sur une base modeste), de croisement des points de vue, d’échange des expériences » (p.242).

Pour le dire autrement, Frédéric de Coninck appelle à mettre en pratique la « règle d’or » dans le domaine du savoir : « Chacun voudrait être entendu, pris en compte, compris, mais a du mal à imaginer qu’il en est de même des autres ! » (p.231) Il s’agit alors de faire pour les autres ce que nous voudrions qu’ils fassent pour nous (cf. Matthieu 7.12) !

L’appel me semble extrêmement pertinent. Pour illustrer cela avec les sujets qui occupent le SEL, c’est-à-dire la réflexion et l’action face à la pauvreté, peu de choses me paraissent aussi difficiles à obtenir… qu’une vraie discussion. Le sujet touche profondément à nos peurs, à nos passions, à nos choix de vie, à notre orientation politique ou idéologique, à notre foi, etc. Cela rend donc difficile de parler avec ceux qui pensent différemment. Même entre chrétiens. Oui, les lieux de dialogues sur les questions sociales entre chrétiens de convictions vraiment différentes manquent.

Des formes de vie prophétiques à portée de main ?

Frédéric de Coninck livre son analyse du monde actuel sur les sujets qu’il aborde. Nous ne pouvons pas ici la discuter en détail. Mais il fait plus. Il la conjugue à une méditation biblique approfondie et originale. Par petites touches, il suggère aussi des manières d’être et de faire différentes.

Aucune recette cependant ! Le lecteur qui chercherait les x manières de se comporter chrétiennement face à telle ou telle réalité contemporaine restera certainement sur sa faim. Mais il trouvera néanmoins des pensées très concrètes. Il pourra les faire fructifier avec un peu de réflexion. J’ai particulièrement apprécié les considérations qui terminent le chapitre sur le travail.

« … si on s’intéresse un minimum aux demandes des autres, il est possible de changer considérablement la situation de beaucoup de personnes autour de nous. Peu d’entre nous sont en mesure de changer les modes managériales, les logiques d’investissement et les règles du commerce internationale. Mais nous pouvons tous faire quelque chose pour les personnes qui sont proches de nous. » (p.155-156)

Mutatis mutandis, il est possible d’appliquer ce genre de logique à un grand nombre de sujets…

Les propositions de Frédéric de Coninck sont-elles réellement « à portée de main » pour tout le monde ? La réponse me semble généralement être que oui. Mais il ne faut pas se faire d’illusions : « à portée de main » ne veut pas forcément dire « facile ». Certains lecteurs se demanderont peut-être si certains chemins sont vraiment praticables pour eux dans leur situation et leur contexte de vie. Je pense en particulier au chapitre sur l’écologie.

Dans tous les cas, les « formes de vie prophétiques » proposées par Frédéric de Coninck donnent à penser. Elles font imaginer des manières de vivre un peu ou très différentes. Et donnent souvent envie de les expérimenter. Mais chacun devra juger de ce qui est vraiment « à portée de main » pour lui.

Quelles sont les responsabilités de chacun ?

Dans ce monde complexe et changeant, que suis-je responsable de faire ? Quel est le rôle que je suis appelé à jouer ? Le chapitre sur les guerres civiles met fortement en évidence le lien entre notre vie et la vie du monde.

Citons quelques extraits : « Nous sommes, peu ou prou, connectés à toutes les conflictualités du monde : elles nous traversent, elles nous concernent, elles nous influencent. » (p.165) « Entre les guerres proprement dites et les petites guerres du quotidien, il existe, répétons-le, des passerelles, des analogies, des emprunts et des renforcements mutuels. » (p.175) « Un des minerais, autre exemple, dont l’exploitation encourage l’entretien de bandes armées, en République démocratique du Congo, est le coltan, riche en tantale, nécessaire au fonctionnement des ordinateurs et des téléphones portables. Notre mode de vie, on le voit, n’est pas anodin… » (p.173)

Il est bon et sain d’insister ainsi sur les liens, les « passerelles » qui existent entre comportements individuels et fonctionnement du monde dans lequel nous vivons. Certains chrétiens parlent aussi de « structures de péché ». (Frédéric de Coninck n’emploie pas ce vocabulaire dans ce livre.) Ces structures sont comme la solidification d’une masse incroyable d’actes individuels répétés dans la même direction (mauvaise). Ils finissent par constituer une réalité qui dépasse les individus. Ces structures possèdent une sorte de consistance propre.

Mais une fois que le système mauvais existe et que je suis pris dedans, que suis-je responsable de faire ? Le livre de Frédéric de Coninck donne des pistes. Certaines sont connues. « Les modes de production qui garantissent une traçabilité des relations commerciales tout au long de la chaîne et qui veillent à « l’équité » des différentes transactions font vivre, par exemple, autre chose que de simples relations marchandes. Dans plusieurs domaines, il est possible de s’informer sur les personnes dont on utilise le travail et sur les conditions de vie auxquelles elles peuvent accéder du fait de notre achat. » (p.72) C’est notamment le cas dans ce qu’on appelle le « commerce équitable ».

De manière plus surprenante (mais juste), Frédéric de Coninck lance que « [s]i quelqu’un commence à dire […] qu’il a assez, il se place automatiquement hors système. » (p.126-127) C’est une réflexion à méditer en rapport avec le sujet du « style de vie simple ».

Frédéric de Coninck ne propose pas de perspectives triomphalistes pour changer le système et le remplacer par un autre, meilleur. Notre responsabilité semble être de vivre de façon vraiment différente dans le monde tel qu’il est. L’auteur distingue ce qui peut se vivre dans l’Église et ce qui peut se vivre dans la société. Et il sait faire le pont entre les deux (voir p.47, 43). Mais il n’est pas pessimiste non plus et écrit : « Aucune société n’incorpore la totalité du message du Christ. Mais quand elle en entend quelque chose, elle est au bénéfice de ce qu’elle a pris en compte. » (p.184)

Entre urgence et réalisme

De façon générale, l’auteur insiste sur notre responsabilité. Il écrit habité par un sentiment d’urgence (p.7). Il conclut par une mise en garde. « Disons-le : si les chrétiens perdent de vue cet appel [à être sel de la terre], leur responsabilité dans le déraillement prévisible du monde sera énorme. » (p.302) Il exprime son malaise devant l’art chrétien qui se concentre sur « l’enfant Jésus à l’état de poupon ou bien Jésus mourant ou mort ». Il ajoute : « On se méfie du Jésus adulte, homme debout qui interpelle chacun et l’appelle à se comporter, lui aussi, en adulte et à marcher à sa suite. » (p.255)

Les « formes de vie prophétiques proposées » par l’auteur ne sont pas des listes de choses « à faire » ou « à ne pas faire ». Elles demandent du temps, parfois beaucoup de temps, pour être sérieusement adoptées. Comment combiner cela avec le sentiment d’urgence ?

Pour creuser un peu plus, je me demande si le livre n’aurait pas gagné à intégrer davantage une réflexion sur la différence entre compromis et compromissions. La vie dans un monde déchu impose à chacun des compromis qui sont variables selon les individus et les situations. Les compromissions par contre sont des choix indignes d’un disciple du Seigneur. Elles font transiger avec ce qu’il demande de nous.

Qu’est-ce qui relève du compromis ? Qu’est-ce qui relève de la compromission ? Dans le domaine social, il existe une double tentation : une attitude faussement radicale ou une attitude lâchement conformiste. Sans tomber dans le premier travers, Frédéric de Coninck se concentre quasi exclusivement sur le deuxième danger. Je trouverais utile d’expliciter davantage le fait que si notre responsabilité est réelle, elle est aussi limitée. L’acceptation de ces limites peut libérer l’individu (et les communautés) d’un certain poids et les encourager à aller de l’avant, selon leurs possibilités, sur les chemins si pertinents proposés par l’auteur.

Un livre à lire et à discuter !

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire et à commenter concernant l’ouvrage de Frédéric de Coninck. On peut souligner, en particulier, la richesse des méditations bibliques. Certaines sont insérées au fil du texte, d’autres sont développées en fin de chapitre.

Mentionnons un exemple. Dans le chapitre consacré à l’économie, l’auteur nous décrit de quelles façons « [l]a monnaie sert à simplifier et dépersonnaliser les échanges » (p.56). Il en montre à la fois les avantages et les inconvénients avec beaucoup de nuances. Puis, il médite sur la manière dont les paroles de Jésus sur l’argent pourraient apporter un correctif à la pente à l’individualisme qu’entraîne l’usage de l’argent. « Ce qui lui [à Jésus] importe est la construction de liens d’amitié entre les hommes… » (p.59) Il en tire des conséquences pour des réseaux de relations incluant les autres et notamment les pauvres (p.70-71). Tout cela en reconnaissant clairement que « [l]es relations proches et non marchandes ne sont pas […] des relations forcément amicales non plus. » (p.59) Mais Jésus met le doigt sur un risque plus que sur l’autre…

Dès l’introduction, l’auteur situe son travail. Il reconnaît qu’il laisse des vides par rapport « à un travail systématique d’éthique générale » (p.9). Mais il cherche aussi à montrer que sa démarche « construit une dynamique spirituelle stimulante ». Oui, en effet ! Tout en espérant que le travail systématique d’éthique générale (ou plutôt de « doctrine sociale ») puisse lui aussi progresser dans les années qui viennent, on ne peut qu’espérer davantage de contributions du genre de celle de Frédéric de Coninck. Elles donnent à réfléchir (un peu à la manière de l’Ecclésiaste parfois). Même si sur certains points elles convainquent moins, elles ont un degré de profondeur qui stimule la pensée.

Il est donc à souhaiter que beaucoup de chrétiens lisent et discutent Être sel de la terre dans un monde en mutation !

Pour aller plus loin :


En savoir plus sur l'auteur
Daniel Hillion
Directeur des études au SEL